Mort de Froid

Je m’appelle Michel. Nous sommes le 23 janvier 1985 et le 19 février, j’aurai 25 ans.

La femme de ma vie est blonde, magnifique, pulpeuse, elle respire la vie, elle est drôle, sa famille est aimante et chaleureuse, ils m’accueillent comme l’un des leurs. On partage beaucoup, on aime tous les deux se perdre pendant des heures dans la musique doucement mélancolique, celle qui fait pleurer d’intensité et vibrer d’émotions. On aime voyager, on rêve d’aller s’installer ailleurs : dans le Sud, pourquoi pas Arles ? me dit-elle. On rêve d’écrire un livre à quatre mains. On veut faire un enfant. Nous sommes jeunes, innocents, naïfs et plein d’espoir : tout nous appartient et tout est possible. Nous allons faire LE plus bel enfant du monde, véritable consécration de notre Amour, frais et pastoral comme deux jeunes bergers bucoliques.

La prunelle de mes yeux, cet enfant parfait, il existe. Petite fille aux yeux verts, pétillante, souriante, pleine de vie, elle observe le monde et interroge la vie avec un regard lourd, profond et trop sérieux pour son âge, et en même temps plein de rire et d’espoir. Accrochée à la vie dans le ventre de sa mère à la seconde même où nous nous disions : et si on faisait un enfant ? Cette fleur a éclot au début de l’été. À ce moment exact où la température est agréable, le soleil doux, et le vent encore frais sur nos joues. Cette merveille miniature a 3 ans et demi, et elle insiste sur cette moitié supplémentaire qui parait si futile aux adultes. Moi je crois que les cycles de 1 an lui paraissent dénués de sens. Elle sait déjà plus que nous tous, elle sait déjà que la Vie est indomptable et qu’elle n’accepte aucune domination, ni celle des Hommes ni celle du Temps.

Ma famille est dysfonctionnelle. Elle a atteint le paroxysme de son héritage karmique, ensanglanté de morbidité et de folie douce. Ma mère a mis 6 enfants au monde, 3 étaient morts avant même ma naissance. Mon père est mort sous nos yeux le soir de Noël avant même que j’ai 10 ans. Mes sœurs s’accrochent à la vie comme elles le peuvent, l’une dans la torpeur de l’alcool et la drogue, l’autre dans la douceur des antidépresseurs. Et moi, je suis là. Mais je me demande souvent, ce que j’y fais, . Mon intelligence supérieure fait que les études m’ennuient, je les délaisse rapidement. Les métiers administratifs ou manuels que j’essaie d’apprendre sur le tas me paraissent vides de sens, je les abandonne les uns après les autres. J’ai d’autres choses plus importantes à faire, comme vivre. Ou plutôt, survivre.

Sous cette apparente douceur pâle, cette beauté fragile et cette intelligence charmeuse,  je lutte en réalité entre ces deux Moi qui m’habitent. Parfois, le temps suspendu m’offre des bulles de clarté, aux couleurs stables et pleines de paix. Mais comme le balancier d’un pendule, j’oscille rythmiquement entre la mélancolie dépressive et l’excitation maniaque. Inéluctablement, je plonge dans cette psychose effrayante qui m’habite depuis toujours. J’aime ce mot : psychose. Sa racine est magnifique et son étymologie donne tout son sens à ce que je ressens depuis toujours : une anomalie de mon esprit et de mon âme. Ce mal-être qui me hante depuis toujours, issu de ma généalogie. Entonnoir de cet héritage, je cumule toutes les énergies et les mémoires de mes ancêtres bretons, tourmentés et rugueux.

Hanté, encombré, bouleversé, chamboulé… Mes visions intérieures s’enflamment et je délire joyeusement sur le papier. Artiste du futur, druide des traditions, je suis le Roi de Bretagne, et ma fille un jour en sera la Reine. Princesse de mon cœur, c’est elle qui nous délivrera. Lumière de ma Vie, c’est elle qui libérera les Hommes de la magie noire et fera briller la Lumière. Soudain, mes idées s’obscurcissent, je me sens lourd et profondément triste. J’ai peur de leur faire du mal, elles qui m’aiment tellement et sans jugement. Suis-je normal ? Je pleure. J’ai envie de disparaître. Puis je retrouve espoir et je m’envole de nouveau. Aujourd’hui ,je décide de prendre les choses en main : je suis maître de moi-même et j’accepte mon destin. Je veux l’embrasser, sans trop mal l’étreindre.

Le 24 décembre dernier mon ex-femme et ma fille trouvent ma déclaration officielle de sauvetage de moi-même. J’annonce à ma famille, dans un dernier adieu, que je pars ailleurs, loin, dans le Sud, vers le Soleil, là où il fait chaud, là où les gens chantent et vivent heureux. En réalité, elles ne le savent pas, mais je compte revenir. Une fois que j’irai mieux, quand je me serai trouvé, quand je saurai être le mari, le père et l’enfant que je n’ai jamais su, ou jamais pu, être. Je me sens tellement à côté de mes pompes. Littéralement, c’est comme si je marchais nu-pieds, en suivant les pas d’une paire de chaussures qui avance seule et m’est complètement étrangère et inconnue.

Je prends donc le chemin de ma vie, je décide de marcher jusqu’à me rencontrer, à la croisée des destins, au carrefour de ma renaissance. Utopiste dans l’âme, je sais que l’on peut vivre d’amour et d’eau fraîche. Je m’élance silencieusement vers le Soleil. J’avance en moi-même en même temps que je chausse enfin ces souliers qui me vont bien et m’appartiennent. J’avale les kilomètres à pied. Je m’aventure sur l’itinéraire d’une âme mal incarnée. Je laisse le hasard me guider. J’oublie la faim, j’oublie la soif. Je me nourris de Nature et de Soleil. Perdu dans ma quête intérieure, je me déconnecte et je m’envole loin de la réalité.

Au même moment à Nice, les palmiers gèlent et les promeneurs skient à l’anglaise :

Janvier 1985 - Palmiers Promenade des Anglais

 

 

 

 

Sur Antenne 2, Alain Gillot-Pétré titre sa météo Le froid dur dure :

Janvier 1985 - Alain Gillot-Petre

 

 

 

 

À Sully-sur-Loire, le pont suspendu s’effondre :

Janvier 1985 - Pont Suspendu

 

 

 

 

En Camargue, des centaines de flamands roses périssent, prisonniers du gel :

Janvier 1985 - Flamands Roses en Camargue

 

 

 

 

Et au Centre de la France, il fait -20°C :

Janvier 1985 - Meteo France

 

 

 

 

Emmitouflé dans un tas de feuilles enneigées, je suis happé par cette douceur cinglante. Je me laisse emporter dans ce sommeil qui m’appelle et me tend la main. Enfin on me voit, enfin on me sourit, enfin je ne suis plus seul, enfin on m’aime, enfin je souris. Ma folie anesthésiée, ma douleur de vivre gelée, le temps ralentit et je vis la plus belle épochè de ma vie. Inexorablement, je m’assoupis, comme pour mieux m’approcher de mes rêves et les toucher du doigt. Je savais qu’en cherchant le Soleil je partais à la rencontre de mon être et de ma guérison. Et cette nouvelle vie, lumineuse, chaleureuse, pleine d’énergie, c’est la beauté glaciale de la mort qui me l’offre.

Je m’appelle Michel. Nous sommes le 23 janvier 1985, et je n’aurai jamais 25 ans.

À trop penser au passé ou au futur, on en oublie de vivre au présent, on vit comme si on n’allait jamais mourir et on meurt sans jamais avoir vécu. La seule façon d’échapper au sortilège est de vivre l’instant présent – Maxence Fermine

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