Alice au pays des mots et des lettres

Chapitre I. Alice va à l’école

Alice est une petite fille joyeuse et espiègle. Elle aime jouer seule, mais seulement si quelqu’un est dans la même pièce. Elle aime dormir dans le noir et la porte fermée. Vers 2 ans et demi, Alice apprend ses premières lettres et déchiffre ses premiers mots. Elle décide alors qu’elle va lire le monde, ainsi elle saura tout sur tout. Chaque déplacement en voiture est une aventure de lecture et un défi de déchiffrage en mouvement. Vite, le feu va passer au vert : é…pi…ce… rie… Épicerie ! La maman de Alice est subjuguée par la vélocité de sa fille, mais aussi effrayée par son appétit à engouffrer le monde une lettre, un mot à la fois, et fatiguée par l’obsession constante à lire, lire, lire, tout lire, tout le temps, tout ce qui lui passe dans les mains ou devant les yeux. Alice est exigeante, intransigeante et boulimique de savoir : elle veut tout apprendre, tout connaître. Elle pleure si elle n’arrive pas à décrypter un mot ou une phrase assez rapidement. Elle affirme pleine de fierté et d’étoiles dans les yeux : « un jour j’aurai visité tous les pays du monde et je parlerai toutes les langues ».

Alice pleure souvent en s’émerveillant devant la belle simplicité d’un ciel qui n’est jamais le même et change en fonction des saisons. Avancer, toujours avancer, faire le tour du monde, Alice veut faire la course avec les nuages. Rêvant de liberté et de légèreté, Alice cherche à se rassurer et à dessiner un territoire sécuritaire et réconfortant où règnent bonheur, amour et sourires. Elle sent depuis toujours le poids du monde, de l’histoire, de la souffrance humaine, animale, extra-terrestre, des guerres, qu’elles soient entre nations ou entre voisins. Alice observe le monde et trouve refuge dans les mots, les lettres, les livres, le savoir. Alice rêve de mouvement et d’exploration permanente : aller de l’avant, toujours, sans jamais s’arrêter trop longtemps, sans stagner, sans se faire rattraper. Alice est amoureuse des mots, des lettres, des langues, des livres, elle ressent une extase et un bonheur indescriptible à chaque fois qu’on lui met entre les mains un nouveau livre. De nouvelles terres à explorer, de nouvelles émotions à ressentir, de nouveaux rêves à décorer.

Alice parcourt des kilomètres de pages et de livres en écoutant son baladeur à K7 puis son walkman Sony bleu. Dès qu’elle commence un livre, elle disparait de la surface de la planète et n’existe plus pour son entourage, elle mange le nez fourré dans les pages, elle marche en lisant, elle se pose n’importe où en restant tranquille tant qu’elle peut continuer à lire. Elle s’évade de son corps en s’évaporant dans de fantastiques histoires. Parmi ses madeleines de Proust les plus chères Roal Dahl, Les contes de la rue Broca, Rouletabille, Tintin, Tolkien, Jack London, Le Club des Cinq, J’Aime Lire, etc. ; puis plus tard Jane Eyre, Le Parfum, Daniel Pennac, Balzac, Zola, Proust, Baudelaire, Maupassant, Edgar Allan Poe, Mary Shelley, Oscar Wilde, Barjavel, 1984, etc. Alice mange, avale, engloutit les livres à une telle vitesse que sa maman de 25 ans, veuve, célibataire et maîtresse d’école a du mal à fournir. Alice demande des livres au Père Noël et pour son anniversaire, c’est tout ce qu’elle souhaite, elle n’a besoin de rien d’autre. Alice rêve d’omniscience comme une urgence, la vie est si courte…

Sa soif de lecture n’a de limite que son besoin de sommeil. Et d’école. Avide de savoir, Alice n’attend qu’une chose : aller à l’école, s’asseoir dans ce temple du savoir et de l’apprentissage, enfin se sentir chez soi, elle en rêve. Mais Alice tombe de haut en découvrant l’injustice d’un système élitiste et discriminant qui n’est destiné qu’à pousser plus loin, plus haut, celles et ceux qui « réussissent » déjà bien (en fonction de critères qu’elle a du mal à comprendre et qu’elle juge ridicules) ; et à enfoncer plus bas, plus profond, celles et ceux qui n’entrent pas dans le moule et dont le mode d’apprentissage ne correspond pas à ce qui est attendu d’eux. Un système (de pensée) unique, créé par quelques crétins assoiffés de triage, de division, de nivellement, de hiérarchisation des êtres humains. Au lieu de se sentir chez elle, dans une académie universelle et heureuse, remplie de bambins joyeux qui courent et sautent d’apprentissages en découvertes, Alice ressent de la colère en réalisant que non, le monde n’est pas un monde de Bisounours égalitaires aux cœurs arc-en-ciel.

Son autre grande et cruelle déception ? Le jour où elle a réalisé que sa maman, référent adulte suprême, ne savait pas tout… Ce jour où elle lui a répondu : « Alice, je ne sais pas ! » sur un ton à la fois agacé et fatigué, à sa question certainement anodine et sans grande importance, le cœur d’Alice s’est alors resserré, puis fracturé. « Mais alors, si tous les adultes ne savent pas tout, quel est le but de l’existence ? ». « S’il n’est pas obligatoire de tout savoir, qu’est-ce qui va m’occuper maintenant ? ». En perte totale de sens et de repères, Alice ne trouve pas ses mots et articule difficilement ses pensées, chose rare. Cette angoisse sourde qui l’habite depuis toujours se fait un peu plus grande en elle, creuse un nouveau sillon arrosé d’eau de mélancolie sur des graines de doute et de peur déjà semées auparavant. Ce jour-là a commencé sa vie « à défaut de ». « À défaut de pouvoir tout savoir, je vais tout savoir de tout ce qui peut être humainement su » ; « À défaut de devenir omnisciente, je vais apprendre, apprendre, apprendre, toute ma vie, pour toujours ».

Dans un premier temps, elle prend l’école pour un jeu. Logique, puisqu’on offre des bons points aux meilleurs élèves dès le CP : « collectionner des cartes colorées, super ! » Ni une, ni deux, Alice plane naturellement de collages en coloriages, de devoirs en dictées, de chiffres en lettres, elle devient même l’aide attitrée de la maîtresse, qui l’envoie faire de petites tâches quand elle a fini avant les autres (c’est-à-dire tout le temps). Elle est heureuse, elle se sent grande, responsable, adulte même ! Elle gagne 3 bons points, qui font une carte-étoile ; puis 3 cartes-étoiles, qui font une carte-fleur ; puis 3 cartes-fleurs, qui font à leur tour une carte… La maîtresse est prise au dépourvu : les élèves ne se rendent pas jusque-là normalement. Elle lui tapote la tête, la félicite, et lui annonce la fin des cartes colorées. Alice ne comprend pas pourquoi ça s’arrête pour elle, qu’a-t-elle fait de mal ? « Tu es allée trop vite Alice ». Ah. Donc, il faut bien travailler, faire ce qu’on nous demande, mais pas trop vite. Ce soir-là, Alice rentre chez elle silencieuse et le cœur plein d’incompréhension. Vous voyez, Alice, elle n’aime pas ça, ne pas comprendre.

À la fin du deuxième trimestre, Alice est « première de classe », elle sort de l’école et se précipite dans les bras de sa maman en hurlant « je suis la première, je suis la première ! ». Finalement, elle ne sait pas réellement en quoi c’est important, mais si la maîtresse le dit, c’est que c’est bien. Dans ce cas, pourquoi Angélique Djourdjian pleure dans les bras de sa maman, qui n’a pas l’air contente elle non plus et qui la gronde. Pourtant, elle est arrivée deuxième, c’est super aussi ! Non ? Voyant s’éloigner Angélique en larmes, Alice sent un trou dans son cœur : « si je suis première et heureuse, alors je suis seule là-haut et les autres sont malheureux ? ». Ce n’est pas possible, et Alice pleure dans son lit ce soir-là, elle n’a jamais voulu qu’Angélique se fasse disputer ni qu’elle soit triste, elle « jouait à l’école », comme on « joue à la corde » à la récré. Mais alors, que faire ? Elle décide qu’elle va maintenant partager les bons points avec tout le monde pour que tout le monde soit premier en même temps : « génial, c’est la solution idéale ! ». C’était sans compter sur la décision prise par Angélique cette nuit-là…

Le lundi suivant, Angélique s’approche de Alice à la récréation, avec ses deux meilleures amies, et elle lui annonce, menaçante : « Tu veux la guerre ? Alors tu l’as trouvée, tu ne seras plus jamais première, plus jamais ! Et de toutes manières, c’est facile d’être première quand sa môman est maîtresse, hein ! C’est elle qui fait tes devoirs, hein ? Avoue ! On va le répéter à tout le monde, et plus personne ne sera ton ami parce que tu es une tricheuse et une menteuse ». C’est fou comme un instant, une phrase, un souffle haineux a pu bouleverser sa vie. Elle senti ses jambes se dérober sous elle, de peur, mais surtout à cause du vide rempli de doute qui se créa alors en elle : « je suis donc un imposteur, je n’ai aucun mérite, je dois mes bonnes notes à ma mère… Mais pourtant, elle ne sait pas tout, je ne comprends pas, comment c’est possible… ». Les yeux plein de larmes, Alice n’est présente dans son corps, qui s’est vidé de toute matière, sa tête s’est envolée au-dessus de l’école Anatole France, et là elle fait un pacte avec elle-même : plutôt mourir que de revivre une telle humiliation publique, à partir de maintenant je serai invisible et parfaite et irréprochable.

L’école, ce n’est pas le paradis de l’apprentissage et du savoir-devenir-humain ; c’est un champ de mines dont chacun est à peu près certain de ressortir en ayant perdu au moins un membre. Nous sommes tous des unijambistes, des paraplégiques rescapés d’un champ de bataille dessiné par des adultes, stratèges de guerre, autoritaires et bien-pensants. De là à penser à la devise « diviser pour mieux régner », il n’y a qu’un pas. Quelque part, chacun à notre manière et chacun pour ses raisons, nous sommes tous des handicapés de l’école, des bras cassés de la récré, des survivants des cours de maths. Voilà la raison du succès intemporel du Breakfast Club. À partir de cet épisode, Alice décide de jouer avec les règles de ce système pourri, en acceptant que l’école, c’est obligatoire jusqu’à 16 ans, et qu’elle devait tenir bon au moins jusque-là, puisqu’après elle serait enfin libérée de cette prison infernale et qu’elle pourrait enfin évoluer parmi le monde merveilleux des gentils adultes, juste, bienveillants et aimants…

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